Entretien avec Léo Warynski et Émilie Husson

Le 11 janvier 2022
 

LES ENTRETIENS D’ACCENTUS
 
#3 Léo Warynski et Émilie Husson

 
accentus/axe 21, phalange d’accentus dédiée au répertoire contemporain composée de solistes issus du chœur, a créé en 2018 au Festival d’Aix-en-Provence l’opéra Seven Stones d’Ondřej Adámek, dans une mise en scène d’Éric Oberdorff.
 
Ce premier opéra du compositeur tchèque avait enthousiasmé le Festival d’Aix-en-Provence. Le public avait découvert cette œuvre inclassable et singulière où le chœur se transforme en orchestre, chaque membre jouant des instruments tout en chantant.
 
Près de quatre ans après, accentus/axe 21 donne à nouveau cette œuvre à la Konzerthaus de Dortmund en Allemagne. La soprano Émilie Husson et le chef Léo Warynski, présents dès la création, répondent à nos questions et nous font entrevoir le travail que nécessite une telle œuvre.

 

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L’opéra Seven Stones mis en scène par Éric Oberdorff – Création mondiale du Festival d’Aix 2018 © Vincent Pontet
 
 

La création de Seven Stones s’est faite en plusieurs étapes : d’abord un workshop en 2015, puis une première session de répétitions en 2016 et enfin une résidence de trois semaines au Festival d’Aix-en-Provence avant les représentations, résidence à laquelle vous avez participé. Pouvez-vous nous en parler ?

Léo Warynski : Le projet s’est effectivement construit sur le long terme et est expérimental à plus d’un titre. C’est un opéra sans orchestre, et dans lequel les 12 chanteurs d’accentus/axe 21 ont un rôle d’ensemble vocal et doivent également jouer des instruments.
Initialement, le compositeur Ondřej Adámek ne voulait pas qu’il y ait de chef afin que les chanteurs soient totalement autonomes, libérés du carcan que représentait pour lui la direction. Mais avec les répétitions, nous nous sommes aperçus avec Ondřej qu’il y avait une dichotomie entre le projet qu’il avait en tête et la partition qu’il avait écrite. La partition offrait un cadre très « architecturé », rigide. La musique d’Ondřej fonctionne comme une mécanique, qui doit être bien huilée pour fonctionner. Elle nécessite une précision au millimètre, ce qui a finalement rendu nécessaire la présence d’une direction musicale.

Nous avons donc intégré avec Ondřej et le metteur en scène Éric Oberdorff cette direction, j’étais sur scène parmi les chanteurs, maquillé et costumé comme eux, ce qui permettait de nous éloigner du schéma classique du chef face aux artistes. J’avais le rôle « traditionnel » du chef d’orchestre – coordonner les musiciens, donner un tempo commun – et je devais également être sur scène, jouer un rôle. Il a fallu trouver des ajustements sur scène. Je ne pouvais pas tout diriger par cœur, donc Éric Oberdorff a trouvé des solutions scéniques pour intégrer cela, parfois de manière discrète, parfois de manière totalement assumée. Être sur scène au milieu des chanteurs m’a permis de prendre conscience de tout ce que vit un chanteur quand il est sur le plateau. Être sur un plateau, voir le public, projeter la voix, se placer dans la lumière, être en place musicalement… c’est un métier compliqué, j’ai dû sortir de ma zone de confort. Il y avait des regards échangés avec les chanteurs sur le plateau, des sourires, des moments de complicité qu’on ne crée jamais quand on est en fosse. J’étais un artiste interprète parmi d’autres.
 

La musique d’Ondřej Adámek fonctionne comme une mécanique, qui doit être bien huilée pour fonctionner.


 
Émilie Husson : Dès la première lecture de la partition, nous avons commencé à monter la musique en même temps que la mise en scène, alors qu’habituellement la mise en scène arrive dans un second temps. Chaque matin, nous travaillions une scène spécifique. Donc la veille, chacun travaillait ses parties instrumentales pour apprivoiser les instruments et ne pas ralentir le groupe pour un problème « technique ». Sans que ça ne nous soit jamais demandé, de manière très naturelle, nous prenions tous un moment en fin de journée pour nous familiariser avec les instruments. C’était très intense, pendant trois semaines, six jours sur sept, nous avions 3 heures de répétitions le matin et 3 heures l’après-midi. Ce n’était pas fatiguant vocalement, ça l’était intellectuellement, il fallait toujours être extrêmement concentré. Il fallait maîtriser l’œuvre pour qu’elle devienne instinctive, et ainsi nous permettre d’être les personnages sur scène.

C’était une ambiance très saine de travail, chacun prenait soin des uns des autres, nous avons vraiment créé l’œuvre ensemble. Le compositeur imagine des choses, parfois plus ou moins réalisables, mais il se mettait ensuite à notre écoute. Il avait son idée, il avait le mot de la fin, mais nous avons tous créé l’œuvre ensemble. Nous sommes arrivés en ayant mémorisé la partition mais sans la moindre idée de ce que le compositeur voulait, et encore moins concernant la mise en scène. Nous avons tous mis notre pierre à l’édifice pour créer cette œuvre. Nous avons vraiment l’impression d’avoir fabriqué quelque chose ensemble.

 
accentus/axe 21 est composé de 12 chanteuses et chanteurs pour Seven Stones. Pouvez-vous nous expliquer la particularité de cet ensemble et la manière dont vous avez travaillé ensemble ?

Émilie Husson : Les chanteurs d’accentus/axe 21 ont régulièrement des expériences de solistes, en plus des productions en chœur. Lorsque l’on est dans un grand ensemble, à 5 ou 6 à chanter la même voix, chacun apporte son timbre mais l’enjeu c’est de s’oublier dans un son commun. Dans Seven Stones, nous nous rapprochons d’une pratique soliste car chacun a une partie différente, non seulement vocale mais aussi instrumentale. Si l’un de nous se trompe, il met en péril l’œuvre car chacune de nos interventions constitue un repère pour les autres. Dans un chœur, si on oublie un départ, on peut compter sur les chanteurs de notre pupitre. L’équilibre tient sur le groupe, dans Seven Stones il tient sur l’individu. L’œuvre repose sur chacun de manière égale. Les rôles principaux sont tenus par les solistes, mais tout le monde a le même bagage sur les épaules.
Une symbiose se créé car nous dépendons chacun des uns des autres. C’est très confortable mais aussi très enrichissant humainement car nous sommes dans un rapport de confiance, humaine et musicale. C’est un équilibre subtil des personnalités de chacun. Chacun marche sur son propre fil mais nous nous tenons tous la main pour ne pas tomber. C’est très excitant comme sensation, et beaucoup plus enrichissant finalement que du solo pur ou du chœur pur.
Pendant les trois semaines de résidence puis la période de représentations, nous étions complétement immergés dans l’œuvre, le groupe s’est vraiment soudé, chacun portait la responsabilité du bien-être de l’autre. C’est l’humain qui a permis de créer cette œuvre. La création de Seven Stones nous a demandé un travail énorme, nous avions conscience de l’importance du projet, de la chance aussi de créer cette œuvre.
 

C’est l’humain qui a permis de créer cette œuvre.


 

Léo Warynski : Ce qui fait qu’accentus – et sa phalange accentus/axe 21 – a marqué l’histoire du chœur en France, c’est que cet ensemble a une personnalité. Personnalité marquée naturellement par sa fondatrice et directrice artistique Laurence Equilbey, mais également par les personnalités de ses chanteurs. Ce sont des chanteurs à fortes personnalités, et ceux qui sont là depuis longtemps ont un bagage très solide, ils ont vu énormément de choses. J’aime travailler avec cet ensemble parce que j’apprends des choses au contact de ces chanteurs, à observer leur engagement dans la partition. Il est très intéressant de sentir la personnalité d’accentus à travers les personnalités très fortes des membres qui le constitue.

 
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Émilie Husson et Léo Warynski

 
Léo Warynski, le compositeur était présent durant les trois semaines de répétition afin de faire aboutir sa composition. Pouvez-vous revenir plus précisément sur votre collaboration, sur l’espace de travail dont vous disposiez en tant que chef, d’autant que, comme vous nous l’expliquiez plus haut, Ondřej Adámek ne souhaitait pas direction sur scène dans sa première idée ?

Léo Warynski : La collaboration avec Ondřej n’a pas été évidente dès le début, nous avons commencé le travail avec la crainte d’être dépossédés, mais c’est en fait un échange très stimulant qui s’est installé entre nous. Ondřej est très attentif à la langue, il a une oreille pour le son qu’il veut entendre. Il est très précis, ça m’a vraiment inspiré et j’en ai tiré des choses pour mes productions suivantes. Et de son côté il m’a confié qu’il observait mes méthodes de travail en répétitions, ma recherche d’efficacité dans le travail avec les chanteurs – le métier de chef tout simplement, que lui ne connaît pas.
J’étais là en tant que spécialiste du chœur et de la voix, de l’art lyrique car je dirige beaucoup d’opéras. Mon rôle était aussi de cadrer le travail afin d’être dans les temps pour la Première. Quand Ondřej était tenté de continuer les expérimentations, aller ailleurs, j’étais là pour l’aider à trancher.

 
Après trois semaines d’intenses répétitions, dans quel état êtes-vous pour la Première et les cinq représentations suivantes ?

Émilie Husson : On tient malgré la fatigue parce que nous nous tenons les uns les autres et parce que l’excitation est là. On a passé des heures sur ce projet, jusqu’au bout on a craint de ne pas y arriver. Arrive la pré-générale, on fait un premier filage dans lequel il y a de petits ratés mais ça se tient. Ensuite à la répétition générale, ça fonctionne et on réalise qu’on va y arriver, que nous en sommes capables. Les costumes s’ajoutent ensuite, l’excitation, l’effervescence, tout ça avec beaucoup d’émotions.
Souvent à la fin du spectacle, sur scène, nous étions tous en train de pleurer, parce que la fin de l’œuvre est très chargée et que la pression et la concentration retombent. Il y a un investissement plus important que dans d’autres productions, de l’esprit et du corps.

Léo Warynski : Il s’est passé quelque chose d’incroyable au Festival d’Aix-en-Provence, j’avais été très admiratif de l’unité qu’avait formée les chanteurs. Ils se sont tous mobilisés, soutenus, aidés pour le « par cœur ». Cette production qui s’annonçait très compliquée a produit des étincelles. Seven Stones est apparu comme la réussite de l’édition 2018 du Festival, le spectacle que personne n’attendait. Le travail était immense, mais les chanteurs ont été récompensés par l’enthousiasme du public et de la critique.
 

Seven Stones est apparu comme la réussite de l’édition 2018 du Festival d’Aix-en-Provence


 
 
Près de quatre ans après la création au Festival d’Aix-en-Provence, vous reprenez pour la première fois cette œuvre à la Konzerthaus de Dortmund en Allemagne, en janvier 2022. Comment abordez-vous cette reprise ?

Émilie Husson : Je suis très heureuse de reprendre cette œuvre. Nous avons quitté Aix-en-Provence en pensant nous revoir un an et demi plus tard pour la reprise, mais ça a malheureusement été annulé. Nous sommes tous restés sur notre faim.

Je suis très contente de reprendre cette œuvre car ça a été un travail énorme. J’ai été très émue de rouvrir la partition, je me suis replongée dans de nombreux souvenirs. Ce qui est très drôle, c’est que je pensais retrouver beaucoup d’annotations sur cette partition, mais en l’ouvrant, en dehors de ce que j’avais surligné en amont des répétitions, je me suis aperçue qu’elle était totalement vierge. Les répétitions ont tout de suite démarré avec la mise en scène, nous n’avions pas la partition avec nous, donc nous n’avions rien noté ! Heureusement, nous avons pu récupérer la partition d’Ondřej Adámek sur laquelle il y a les coupures, les aménagements. Il y a aussi la captation vidéo, mais tous les petits bruitages ne sont pas perceptibles dessus.

Le temps de travail avant la représentation à Dortmund va nous être très utile pour nous rappeler de ce que nous faisions alors. Il faut réapprendre le travail d’écoute, réapprivoiser les passages difficiles, remettre le texte dans la voix, mais pour le reste je crois en l’instinct. Nous allons nous retrouver aux mêmes emplacements physiques sur scène, des choses vont revenir très rapidement.

Léo Warynski : Je pense qu’il y a une chose très différente dans cette reprise à Dortmund : c’est un auditorium, pas un opéra, donc nous n’aurons pas tout à fait le même espace. Pas de boîte noire, pas de coulisses, donc des déplacements à vue. Il va falloir assumer une nouvelle forme de spectacle, c’est un nouveau Seven Stones.

Par expérience, lorsqu’une production est reprise, on peut créer des miracles. Je l’ai souvent vécu, la mémoire fonctionne comme des strates et elle peut remonter à la surface de façon très rapide, au bout de quelques heures. Il est possible que l’on reparte de là où nous nous étions arrêtés à Aix-en-Provence, et que nous allions encore plus loin. C’est une vraie joie de se retrouver pour cette reprise. Je suis très content de retravailler avec cette équipe !

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Propos recueillis par Solène Lavielle
 

Photo de répétition de l’opéra Seven Stones mis en scène par Éric Oberdorff – Création mondiale du Festival d’Aix 2018 © Vincent Pontet
Photo de répétition de l’opéra Seven Stones mis en scène par Éric Oberdorff – Création mondiale du Festival d’Aix 2018 © Vincent Pontet

 

Pour aller plus loin

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Découvrez sur le site du Cen, le centre de ressources dédié à l’art choral, un extrait du manuscrit d’Ondřej Adámek.