Entretien avec Kaija Saariaho et Sivan Eldar

Le 18 octobre 2021

LES ENTRETIENS D’ACCENTUS
 
#2 Kaija Saariaho & Sivan Eldar

 
Le répertoire contemporain est au cœur de l’identité d’accentus. Chaque année, le chœur s’engage dans la création en commandant des œuvres à des compositeurs. Cette saison, pour son programme Brahms/Schoenberg/Saariaho en septembre et novembre 2021, accentus a commandé des œuvres à deux compositrices : Kaija Saariaho et Sivan Eldar. Si Kaija Saariaho et son librettiste Aleksi Barrière envisagent le sort de la Terre et de Mars dans Reconnaissance, Sivan Eldar et sa librettiste Cordelia Lynn revisitent le mythe de la nymphe Arethusa dans After Arethusa.
accentus est allé à la rencontre de Kaija Saariaho et Sivan Eldar pour les interroger sur leur relation de travail avec leurs librettistes et sur leur choix de travailler sur un texte original.

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Pour vos créations, vous avez chacune fait appel à un.e librettiste, qui a écrit le texte de votre œuvre. Pourquoi avoir fait le choix de travailler sur un texte original et comment choisissez-vous les personnes avec lesquelles vous travaillez ?

Kaija Saariaho :
J’ai écrit beaucoup de musique pour la voix (notamment pour chœur) à partir de textes existants, mais je trouve souvent la collaboration avec un librettiste plus inspirante. Alors qu’habituellement je choisis moi-même le sujet, à chaque collaboration avec Aleksi Barrière, c’est lui qui l’a proposé. Avant Reconnaissance, nous avons créé ensemble trois pièces pour chœur, Horloge, tais-toi (2005), Kesäpäivä (2006) et Écho! (2007), et il a travaillé comme dramaturge et traducteur sur le livret de mon dernier opéra Innocence.
Il connaît bien ma musique et mes zones de confort concernant les textes, mais veut aussi me mettre à l’épreuve afin que je trouve de nouvelles manières de m’exprimer. Ses textes me surprennent souvent quand je les lis pour la première fois.
 
Sivan Eldar : Travailler sur un texte original, écrit spécialement pour cette œuvre, est une question de recherche musicale à mon sens. Avec un texte contemporain, je me sens plus libre d’explorer les possibilités de la musique contemporaine, le texte n’est pas ancré dans une période antérieure. Et la commande d’un texte original ajoute un élément de surprise qui est très important à mes yeux : je ne contrôle pas tout, je me laisse surprendre par le texte, ce qui peut m’amener dans des espaces auxquels je n’aurais pas pensé. L’interaction avec l’écrivaine peut créer une pièce que je n’aurais pas imaginée seule.

J’ai rencontré Cordelia Lynn en 2016 à l’Académie du Festival d’Aix-en-Provence, lors d’un atelier pour les créateurs dans l’opéra. Dans ce groupe de travail d’une dizaine de personnes, j’ai été très attirée par le travail de Cordelia. Elle écrivait alors principalement pour le théâtre, elle n’avait encore jamais écrit pour la musique. Mais elle était curieuse du monde de la musique, peut-être parce qu’elle est elle-même musicienne, pianiste.
Ce qui m’a paru intéressant, c’est que Cordelia Lynn était vraiment éloignée de mon propre style. Il y avait un rythme assez précis dans ses textes, les sujets étaient très politiques, l’écriture vraiment contemporaine, inscrite dans notre époque, alors que ma musique en général est plus atmosphérique. J’ai trouvé la juxtaposition de ces deux approches très intéressante.
Nous avons commencé à travailler ensemble en 2017 avec une pièce pour une voix électronique (You’ll drown, dear), puis en 2018 sur une pièce pour deux voix et percussions électroniques, et ensuite sur une pièce pour six voix en 2018 (Heave). La commande d’accentus, After Arethusa, a suivi, puis nous avons travaillé à l’opéra Like flesh.

 

L’interaction avec l’écrivaine peut créer une pièce que je n’aurais pas imaginée seule.

 
Comment s’organise le travail avec votre librettiste ? Quelles sont les interactions entre l’écriture et la composition ?

Kaija Saariaho : Concernant mes opéras, en particulier avec l’écrivain Amin Maalouf, j’arrivais avec des idées, et nous travaillions ensemble ensuite ; Amin écrivait des versions que nous discutions, je notais des choses dans le texte, et il continuait son travail jusqu’au rendez-vous suivant. Au fil de ces échanges le texte final naissait petit à petit.

À chaque fois avec Aleksi Barrière, et notamment dans le cas de Reconnaissance, nous avons discuté du sujet en termes très généraux mais pas dans le détail. Ici il n’y avait que la contrainte de la commande que j’ai reçue, donc la durée et l’effectif du chœur. J’ai laissé Aleksi travailler le texte selon ses idées. Lorsque je l’ai reçu, je n’ai pas changé un mot. Après avoir vécu un peu avec ce livret, j’ai créé le matériau musical, et puis écrit la musique. Donc chaque collaboration peut être complètement différente.

Personnellement j’ai toujours recherché une relation de collaboration et de confiance avec mes librettistes. C’est nécessaire à la fois pour discuter mais aussi parce qu’on passe beaucoup de temps à travailler sur la même chose, mais chacun dans sa solitude. Et c’est ce qui permet de sortir de sa zone de confort, d’essayer des choses qu’on n’aurait pas essayées sinon. Mais il y a autant de types de collaborations que de collaborateurs et de projets, et on sait que déjà à l’époque de Mozart ou à celle de Verdi il y a pu y avoir de vraies discussions artistiques entre des compositeurs et des librettistes. Ce qui est normal. Écrire des mots c’est déjà écrire des sons et écrire un texte c’est déjà définir des structures : le librettiste participe au travail que le compositeur est habitué à faire tout seul, c’est donc une position délicate qui réclame nécessairement de la confiance.
 

Écrire des mots c’est déjà écrire des sons et écrire un texte c’est déjà définir des structures.

 
Sivan Eldar : Comme dans toutes collaborations, il a fallu apprendre à nous connaître. Lors de notre première collaboration en 2017, j’ai fait beaucoup de modifications sur son texte. Je connaissais son écriture mais dans le cadre des pièces de théâtre, et de son côté elle connaissait ma musique mais ignorait comment je remaniais le texte lors de la composition. Et nous ne savions pas encore comment communiquer ensemble, comment exprimer nos avis sur le travail de l’une et de l’autre. Depuis nous avons appris à travailler ensemble, son écriture s’est ajustée à ma composition, et inversement.

 
Kaija Saariaho, dans sa note d’intention, Aleksi Barrière explique qu’il a beaucoup écouté la musique de Johannes Ockeghem (v. 1420-1497) et de l’école franco-flamande lors de l’écriture du texte, et que c’est ensemble que vous avez décidé de donner la forme d’un « madrigal futuriste [voir note 1] » à Reconnaissance. Quel a été le rôle, l’influence d’Aleksi Barrière dans la composition de l’œuvre ?

Kaija Saariaho : À la réception du texte, c’était à mon tour de travailler, et je n’ai pas beaucoup partagé ce travail avec Aleksi, ni qui que ce soit d’autre. Plus généralement, c’est ma manière de travailler, dans une solitude avec la musique qui ne peut pas être exprimée ou partagée verbalement à ce stade de la création.
Avant de commencer la composition, nous avons cependant discuté de choix artistiques généraux (comme le choix des instruments qui accompagneraient le chœur) et je lui ai demandé des suggestions sur la manière d’organiser les répétitions du texte par exemple. Il a aussi partagé ses propres sources d’inspiration, comme les images les plus récentes des paysages de Mars, des textes scientifiques, ou les cérémonies Hopi [voir note 2].
 
[note1] Le madrigal est une forme ancienne de musique vocale qui s’est développée au cours de la Renaissance et au début de la période baroque (XVIe siècle – début XVIIe siècle).
[note 2] Le peuple Hopi fait partie du groupe amérindien des indiens Pueblos d’Amérique du Nord.

 
On observe régulièrement dans les livrets de musique contemporaine, et notamment ceux de Reconnaissance et d’After Arethusa, une attention particulière portée par le librettiste à la mise en page de son texte. Est-ce une manière de vous transmettre une intention, au-delà des mots ?

Kaija Saariaho : C’est la façon de travailler d’Aleksi Barrière, c’est une personne visuelle et la poésie qu’il écrit est aussi graphique même quand elle n’est pas destinée à la musique. Dans ce cas de figure, c’est aussi une manière d’esquisser les superpositions dans le temps qui font normalement partie du développement polyphonique de l’écriture musicale, de me donner une base de travail qui ne soit pas qu’horizontale (ses retours à la ligne et sa ponctuation étant aussi des manières de suggérer des rythmes et des tempi). Par ailleurs, du fait qu’il est également homme de théâtre, ses textes invitent l’espace. En fait les quatre pièces que nous avons écrites ensemble se prêteraient à la mise en scène, à quelque chose de plus qu’un concert classique.

Personnellement, j’interprète tous ces détails comme des propositions ou indices que je peux suivre ou non. C’est une manière de poursuivre la collaboration à l’intérieur même du texte, sous la forme de portes ouvertes, parfois d’un jeu de piste.
 
Sivan Eldar : Dans ses livrets, Cordelia Lynn met parfois en gras ou en italique quelques phrases. Dans le texte d’After Arethusa par exemple, quelques lignes sont en italique, ce qui me donne l’impression d’un autre personnage, ça suggère une partie de chœur plutôt que soliste. Dans ses livrets d’opéras, il y a plus de détails. Dans l’opéra Like flesh, elle a mis une partie en gras et a demandé à ce que ce soit parlé. Mais les indications aussi précises sont rares. Et elle n’a jamais aucune exigence concernant la musique, elle me laisse toute ma liberté.

Lorsque Cordelia Lynn m’envoie un texte, je prends un moment seule pour le lire. Elle m’explique ensuite toutes les références, nous rentrons dans le détail du texte. J’ai besoin de comprendre en profondeur le texte pour pouvoir bien l’exprimer en musique.
 

J’ai besoin de comprendre en profondeur le texte pour pouvoir bien l’exprimer en musique.


 
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Propos recueillis par Solène Lavielle

 

Pour aller plus loin

Découvrez sur le site du Cen, le centre de ressources dédié à l’art choral, les livrets des créations de Kaija Saariaho et Sivan Eldar :
le livret de Reconnaissance par Aleksi Barrière ;
le livret d’After Arethusa par Cordelia Lynn.
 

Kaija Saariaho et Aleksi Barrière à la Biennale de Venise le 24 septembre 2021 pour la création de Reconnaissance

Kaija Saariaho et Aleksi Barrière à la Biennale de Venise le 24 septembre 2021 pour la création de Reconnaissance


 
Sivan Eldar et Cordelia Lynn à la Biennale de Venise le 24 septembre 2021 pour la création de After Arethusa

Sivan Eldar et Cordelia Lynn à la Biennale de Venise le 24 septembre 2021 pour la création de After Arethusa